50 nuances de brun et un désir de transgression

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  • 50 nuances de brun : quelques pistes d’autodéfense | Mediapart | 14.04.24

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/140424/50-nuances-de-brun-et-un-desir-de-transgression

    Repérer les circulations et les généalogies des idéologies

    Concrètement, cette tenaille, obligeant à ne pas tout confondre si l’on veut discerner les motifs qui font gagner – ou, plus rarement, perdre – ces droites dures tout en prenant la mesure de ce qui les relie, exige de repérer les circulations et les généalogies qui existent entre elles, même si les contextes nationaux sont bien sûr toujours spécifiques.

    L’élection de Javier Milei en Argentine en constitue un exemple parlant. L’homme est un pur produit de l’échiquier politique et de l’équation économique du pays : il a réussi à incarner à la fois le rejet viscéral du péronisme qui a gouverné l’Argentine pendant des décennies et une prétendue réponse à une situation inflationniste inédite.

    En cela, il semble impensable qu’une figure similaire soit exportable sous d’autres latitudes. En revanche, on peut souligner qu’il a fait campagne en important dans un pays historiquement étatiste une pensée libertarienne – dans sa version marginale incarnée par Murray Rothbard – qui en était totalement absente.

    Certaines circulations des thématiques d’extrême droite sont d’ores et déjà bien identifiées, à l’instar du « grand remplacement » qui prétend que l’on encourage la disparition des populations blanches des pays occidentaux au profit des populations racisées venues d’ailleurs.

    • On peut enfin distinguer une troisième catégorie de circulations, souvent plus difficiles à repérer car elles opèrent sous les radars ou conduisent à des ponts a priori surprenants. Le livre récent des sociologues Kristina Stoeckl et Dmitry Uzlaner, The Moralist International. Russia in the Global Culture Wars (L’Internationale moraliste. La Russie dans les guerres culturelles globales) explore ainsi la généalogie d’un récit commun entre la droite chrétienne états-unienne et l’Église orthodoxe russe. Retraçant précisément les origines et les raisons de la similitude des discours du Kremlin et des extrêmes droites états-uniennes et européennes sur les valeurs traditionnelles, la famille, l’avortement et la « décadence de l’Occident ».

      Le livre explore la manière dont l’extrême droite chrétienne états-unienne a exporté ses thèses en Russie dans la décennie 1990 en fondant le Congrès mondial des familles (WCF, World Congress of Families), une organisation abritée par un think tank conservateur, le Howard Center for Family, Religion and Society, devenu depuis l’Organisation internationale pour la famille.

      Dans le même ordre d’idées, on pourrait citer la façon dont le « mythe boréaliste » est régulièrement mobilisé par l’extrême droite européenne afin de justifier ses délires racialisants. Dans un précédent papier de la Revue du crieur, Lionel Cordier montrait que cette utopie du Grand Nord catalysant une promotion de la blanchité se retrouvait dans plusieurs pays d’Europe aux traditions politiques et histoires coloniales distinctes.

      Aux Pays-Bas, le nationaliste néerlandais Thierry Baudet, leader du parti de droite radicale FvD, avait affirmé lors de son discours de victoire aux élections provinciales et sénatoriales de mars 2019 que, « comme tous les autres pays de notre monde boréal, nous sommes en train d’être détruits par les personnes qui devraient nous protéger ».

      En France, la référence a été employée à plusieurs reprises par Jean-Marie Le Pen, lui-même inspiré par le théoricien d’extrême droite Dominique Venner, adepte d’un éloge répété de l’Europe boréale. « Au-delà du Nord qu’elle prétend désigner, écrit Cordier, l’expression se fait nom de code, terreau fertile des fantasmes les plus débridés des extrêmes droites européennes. »

    • Une autre rationalité

      Repérer ces circulations, ces passages, ces métabolisations et ces thématiques qui s’enracinent est une priorité. Mais le geste rencontre une limite, au-delà de l’impossibilité de cartographier définitivement les cinquante nuances de brun qui nous entourent puisque celles-ci sont mouvantes et sans cesse recomposées.

      Cette limite tient à ce que ces droites extrêmes, même si c’est à des degrés divers, relèvent d’une autre rationalité que celle qui a longtemps organisé le champ politique, autour d’une dialectique principale entre progrès et réaction ou entre révolution et réaction.

      Cette « alter-rationalité » permet notamment à des réactionnaires et des nostalgiques d’un ordre ancien mythifié de se présenter comme les derniers ou les nouveaux révolutionnaires. La plupart des acteurs et actrices du champ, quelles que soient les stratégies de respectabilisation déployées, sont des « ingénieurs du chaos », pour reprendre le titre du livre de l’essayiste Giuliano da Empoli.

      En 2018, ce dernier exposait le travail des spin doctors, idéologues, scientifiques ou expert·es du Big Data ayant permis l’arrivée au pouvoir de leaders « disruptifs » qui ont transformé leurs défauts apparents en qualités auprès de celles et ceux qui adhèrent à leurs campagnes et discours : inexpérience censée prouver leur non-appartenance aux élites ; fake news témoignant de leur liberté de penser ; ruptures géopolitiques vues comme des gages d’indépendance…

      Ces personnages et ces idées répondent ainsi, en partie, à un désir de transgression qui semble avoir remplacé l’espoir de changement, réformiste ou révolutionnaire, dans une époque marquée par un avenir bouché par les impasses écologiques et le verrouillage inégalitaire des ressources disponibles.