les aime bien, les personnages de romans comme ça. Enfin non, elle ne les aime pas parce qu’on ne peut pas vraiment les aimer — elle est bien placée pour le savoir, elle est comme elleux —, disons qu’elle les comprend. Vous savez, les ceusses qui sont là sans être là ou alors jamais au bon moment, qui en dépit (parfois) de leurs efforts ne parviennent pas à être concerné·e·s, qui n’entendent pas les questions qu’on leur pose ou qui répondent des choses apparemment hors sujet.
C’est un peu le cas de l’héroïne — le mot est inapproprié — du petit bouquin qu’elle vient de se torcher : « De mon plein gré » de Mathilde Forget. La meuf est interrogée par les keufs, au début on ne comprend pas trop pourquoi, on croit d’abord qu’elle est coupable, puis on pige qu’en fait non c’est elle la victime, mais on ne peut pas exclure qu’aux yeux de la Loi elle se soit rendue coupable quand même, on ne sait pas si elle a tué ou non son agresseur — de toute façon vous connaissez les roussins, hein, ce sont rarement les couteaux les plus affûtés du tiroir, coupables ou victimes iels interrogent tout le monde avec la même délicatesse. Bref, la meuf est là mais son esprit est ailleurs — son esprit s’attarde sur les doigts du flic qui tape sa déposition à la machine, son esprit compte le nombre de fois que les doigts appuient sur « delete », son esprit prend des paris sur le fait que l’inquisiteur va accidentellement écraser du pied le paquet de clopes qu’il a fait tomber par terre sans s’en apercevoir, son esprit pense à l’intensité du bleu du blue-jean qu’on lui a confisqué pour les besoins de l’enquête.
Et vous savez quoi ? La Garreau pige bien, ça, vraiment bien. Elle se rappelle une fois, une fois où elle aussi était interrogée par des poulets — elle ne vous expliquera pas pourquoi, ce serait trop long et on s’en fiche. Bref, la salle d’interrogatoire était petite mais les voix lui paraissaient incroyablement lointaines, une litanie ou plutôt non : un murmure, une sorte de ruisseau s’écoulant au fond d’une vallée. Les perdreaux en face d’elle étaient comme des images stroboscopiques, elle ne parvenait pas à s’accrocher à quelque image ou son que ce soit, elle aurait été incapable de répéter un seul mot des questions qu’on lui posait. Ce n’était pas feint, hein, c’est seulement que tout était trop irréel pour qu’elle s’y intéresse. On lui demandait sûrement ce qu’elle avait fait ou pas fait, où elle était à telle ou telle heure, ce qui s’était passé et pourquoi et comment — or elle pendant ce temps-là elle essayait de compter les dalles de l’espèce de linoléum, en dépit de la « gravité » supposée de la situation elle était toute entière absorbée à ça, et ce n’était pas si facile parce qu’il fallait se livrer à des estimations pour les parties du sol qui étaient recouvertes par les meubles. Ça fait longtemps mais elle croit se souvenir qu’elle était arrivée à en dénombrer soixante-deux, un truc comme ça.
Elle était certainement passée pour une débile légère, elle ne se rappelle pas bien de comment ça s’était terminé. C’était cette fois-ci où on l’avait expédiée se faire voir à l’HP ? Elle n’est plus très sûre, au cours de sa longue vie dissolue elle est quand même passée à plusieurs reprises dans les diverses rues Lauriston qui émaillent nos belles provinces.
Non, en fait peut-être que ce jour-là après l’avoir photographiée sous toutes les coutures et mis de l’encre plein ses doigts on l’avait juste renvoyée se faire cuire un œuf.