en a laissé derrière elle, hein, des fantômes dans les tiroirs et des cadavres dans les placards — mais sans doute est-il impossible de parvenir à son âge avancé sans se retourner sur une existence aux allures de champ de ruines.
C’est le soir, surtout, dans la semi-obscurité et le secret de la thébaïde, que tous ces macchabées reviennent un par un ou tous ensemble danser autour d’elle de folles sarabandes. Toutes ces morts dont elle est non seulement comptable mais également plus ou moins responsable — parce qu’elle-même n’était pas faite pour la vie, messieurs-dames, oh non, elle-même n’a jamais su comment faire, elle a passé tout ce temps, toutes ces décennies complètement désemparée, elle n’a jamais su aimer comme il le fallait. C’est ce crime perpétuellement perpétré qu’elle s’est tellement échinée à oublier, c’est ça que ses disparu·e·s viennent maintenant quotidiennement lui rappeler, rompant ce qui aurait dû être le silence de ses dernières nuits.
Tic tac tic tac. Les mains décharnées se tendent vers elle, ses membres s’ankylosent, la pompe tachycarde, elle va bientôt entrer à son tour dans la ronde des trépassé·e·s, elle pourra abandonner sa mue de dictateuse cruelle et sanguinaire pour implorer leur pardon et se jeter à leurs pieds. Elle n’avait pas compris, elle le jure ; elle voulait, elle croyait bien faire mais plus c’était simple moins elle comprenait, elle demeurait inaccessible aux relations humaines. Son désarroi a tué à petit feu les gens qu’elle aimait n’importe comment et l’heure des retrouvailles a maintenant presque sonné — elle a désormais peur de ne pas savoir être meilleure fille, petite-fille, sœur, amie ou amante dans l’Au-delà.
C’est à vingt ans qu’il faut mourir, après c’est trop tard, après on passe son temps à se chercher des justifications que l’on ne trouve évidemment pas.
Allez, cesse de te lamenter et porte la croix de tes incapacités, Nicole Garreau ; plus que quelques centimètres avant le sommet du Golgotha.